Marius
Premier jet
Il y a un homme âgé assis sur un banc, place de la République. Il mange des croustillons, seul, le regard rivé sur ses chaussures marron cirées. Des Richelieu. Une de ses jambes est un peu plus molle que l’autre. Un vestige d’une très ancienne bataille à laquelle il ne pense plus.
L’homme ne voit pas qu’on le regarde, concentré sur sa tâche. Il pense. Il pense à ses enfants qu'il n'a pas revus depuis longtemps, avec qui il est en bons termes pourtant. Le vent décoiffe ses cheveux blancs. Il pense à la femme qu'il a eue un jour, sur sa main, il n'y a plus d'alliance pour en témoigner. Mais Marius n'oublie personne, tous immortels dans sa tête, et il aime tout le monde, parce que c'est ça de vivre.
Il dit souvent qu'on “ne peut vivre sans amour”.
Il essuie le revers de sa main sur sa cravate bleue, motifs floraux dorés. Il regarde le ciel. Un torrent d'oiseaux passe au-dessus de lui. Il observe les nuages quelques instants, puis baisse la tête, avant de ranger les croustillons dans son sac et de sortir un livre de celui-ci. Une pièce. En attendant Godot.
Et il reste assis, sans la lire. Il la regarde juste. Attend-il quelqu'un ? La pensée de cette ironie a dû lui traverser la tête aussi, puisqu'il se met à sourire.
Ce livre, il doit le connaître par cœur, au vu de son état. Les coins des pages sont usés, cornés, la couverture, jaunie, est presque détachée. Mais il ne l'ouvre pas. Pourquoi ne l'ouvre-t-il pas ?
Il fixe le titre effacé par le temps et fourre la moitié de son visage dans son écharpe.
Il sort de sa poche un petit lecteur mp3, attaché à un tout petit casque, l’allume, et écoute. Aucun mouvement ne trahit la musique. Il reste immobile, à nouveau rivé sur le livre.
Il hésite à le lire.
Quelques minutes passent, il n’a pas bougé. Il l'ouvre enfin, à une page, au milieu. Le texte est annoté, surligné, entouré. Il tourne les pages de l'épave qu'il tient, il retourne au début du livre. On discerne à peine la dédicace au crayon à papier d'un proche qui lui a offert l'ouvrage, il y a déjà plusieurs décennies.
Ce proche, il ne l’a pas revu. Il ne le reverra jamais. Il n’a plus que ce livre. C’est peut-être ce qui nourrit son hésitation. Hésiter à ouvrir ce souvenir. Ce souvenir qu’il a tant lu, mais qu’il a du mal à regarder, maintenant.
Première réécriture
Je me suis assis sur un banc, place de la République, pour soulager ma jambe souffrante, seul avec mes croustillons. Je regarde mes Richelieu marron cirées, celles que m’a offertes mon fils.
Je ne l’ai pas revu depuis Noël. Pas de disputes, non. Juste son emploi du temps trop chargé, qui n’a (et n’aura) pas de place pour moi avant un moment. Je ne lui en veux pas. Il travaille… Et sa sœur qui ne m’appelle pas non plus. Tant pis.
Je m’occupe.
Je profite du vent frais d’octobre, ce vent qui me caresse les cheveux que j’ai blancs depuis vingt ans. Peut-être moins. Oui, moins. Elle est partie alors que j’avais encore les cheveux poivres et sel.
Quinze ans déjà. Et je n’ai retiré l’alliance que l’année dernière.
C’est si dur de se défaire de ces souvenirs. Ce sont ces souvenirs qui m’ont fait. Ce sont ces souvenirs qui me rappellent l’amour, la vie. Après tout, on ne peut pas vivre sans amour. C’est ce qui nous rend immortels.
J’essuie ma main sur ma cravate, celle que ma fille m’avait offerte pour la dernière fête des Pères. Bleue et dorée. Elle a l’allure de ces peintures que l’on faisait de Jésus, pendant la Renaissance.
Je regarde le ciel, torrent d’oiseaux brisant les nuages, puis je range mes croustillons. J’hésite à sortir le livre de mon sac.
La pièce. En attendant Godot. Je ne l’ouvre pas tout de suite. J’ai, c’est étrange, comme une peur qui me prend à la gorge. Qu’est-ce que j’attends ? Je souris : attendrais-je Godot ?
Aurais-je réellement besoin de l’ouvrir ? Ce texte, je le connais comme si je l’avais joué hier. Ce texte, il est dans mon sang. Je pleure, je saigne et je pisse ce texte.
Je l’ai malmené, ce livre. Malmené, ou aimé ? Coins de pages usés, cornés, couverture jaunie, presque détachée. Le bleu du titre s’est effacé du papier cartonné. Rien à faire, je n’arrive pas à l’ouvrir. Le froid mord mon visage, mon nez.
Un peu de musique m’aidera probablement à penser. Je sors mon petit lecteur mp3, attaché à mon tout petit casque, l’allume, et écoute.
Je venais retrouver / Entre ces peupliers / L'état de grâce / L'ombre fugace / Que l'on pourchasse
Suivre sa parfaite trace / Voir ce curieux gibier / Que l'on ne peut noyer / Sous la menace / Du temps qui passe
Je ne bouge pas, engourdi par le froid.
J’hésite à le lire.
Je me jette à l’eau. Je franchis le pas. J’ouvre le livre. Au milieu.
ESTRAGON. - C'est toute l'humanité. (Silence.)
Regarde-moi ce petit nuage.
“Humanité”. Entouré.
Je tourne les pages de l'épave qu'il me reste entre les mains, je retourne au début du livre. J’ai du mal à lire la dédicace au crayon à papier écrite il y a déjà plusieurs décennies. “Pour Marius, un Lucky exceptionnel.” Et sa signature, son nom, que je ne peux pas déchiffrer.
Je ne l’ai pas revu. Maintenant, c’est trop tard. Je n’ai plus que ce souvenir. Peut-être que c’est ce dont j’ai peur. Ouvrir ce passé. Ce souvenir que j’ai tant lu, que j’ai appris, mais que je peux à peine regarder, aujourd’hui.
Je lève la tête.
Il y a un jeune homme assis sur un banc, place de la République. Il me regarde, seul, avec son chapeau melon qui me rappelle Magritte.
Deuxième réécriture
Il y a un homme âgé assis sur un banc, place de la République.
— Pour soulager ma jambe souffrante…
Un vestige d’une très ancienne bataille à laquelle il ne pense plus.
Il mange des croustillons, seul, le regard rivé sur ses chaussures marron cirées. Des Richelieu.
— Celles que m’a offertes mon fils. Je ne l’ai pas revu depuis Noël. Pas de disputes, non. Juste son emploi du temps trop chargé, qui n’a (et n’aura) pas de place pour moi avant un moment. Je ne lui en veux pas. Il travaille… Et sa sœur qui ne m’appelle pas non plus. Tant pis.
Le vent décoiffe ses cheveux.
— Ces cheveux que j’ai blancs depuis vingt ans. Peut-être moins. Oui, moins. Elle est partie alors que j’avais encore les cheveux poivres et sel. Quinze ans déjà. Et je n’ai retiré l’alliance que l’année dernière.
Mais Marius n'oublie personne, tous immortels dans sa tête, et il aime tout le monde, parce que c'est ça de vivre.
Il dit souvent qu'on “ne peut vivre sans amour”.
— Après tout, on ne peut pas vivre sans amour. C’est ce qui nous rend immortels.
Il regarde le ciel. Un torrent d'oiseaux passe au-dessus de lui. Il observe les nuages quelques instants, puis baisse la tête, avant de ranger les croustillons dans son sac et de sortir un livre de celui-ci. Une pièce.
— En attendant Godot.
Et il reste assis, sans la lire. Il la regarde juste.
— J’ai, c’est étrange, comme une peur qui me prend à la gorge. Qu’est-ce que j’attends ? Je souris : attendrais-je Godot ?
Ce livre, il doit le connaître par cœur, au vu de son état. Les coins des pages sont usés, cornés, la couverture, jaunie, est presque détachée.
— Ce texte, il est dans mon sang. Je pleure, je saigne et je pisse ce texte.
Mais il ne l'ouvre pas. Pourquoi ne l'ouvre-t-il pas ?
— Aurais-je réellement besoin de l’ouvrir ?
Il fixe le titre effacé par le temps et fourre la moitié de son visage dans son écharpe.
Il reste immobile, rivé sur le livre.
Il hésite à le lire.
Quelques minutes passent, il n’a pas bougé. Il soupire.
— Je me jette à l’eau. Je franchis le pas. J’ouvre le livre. Au milieu.
ESTRAGON. - C'est toute l'humanité. (Silence.)
Regarde-moi ce petit nuage.
“Humanité”. Entouré.
Il tourne les pages de l'épave qu'il tient, il retourne au début du livre. On discerne à peine la dédicace au
crayon à papier d'un proche qui lui a offert l'ouvrage, il y a déjà plusieurs décennies.
— Je ne l’ai pas revu. Maintenant, c’est trop tard.
Il ne le reverra jamais.
— Je n’ai plus que ce souvenir.
C’est peut-être ce qui nourrit son hésitation. Hésiter à ouvrir ce souvenir. Ce souvenir qu’il a tant lu, mais qu’il a du mal à regarder, maintenant.
— Je lève la tête.
Il y a un jeune homme assis sur un banc, place de la République. Il me regarde, seul, avec son chapeau melon qui me rappelle Magritte.
Il me voit, soudain.
Tobias M. Visse
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